Lutte contre le blanchiment d’argent : Auto-allumage et autres monstruosités

par Olivier Jornot, Avocat associé de l'Etude Alves de Suza Houman Collart .

« Sept ans après l’entrée en vigueur de la Loi fédérale sur la lutte contre le blanchiment d’argent, divers facteurs concordants indiquent que la place financière suisse est moins utilisée que par le passé pour le recyclage des produits du crime ». Ce n’est pas un banquier qui le dit, c’est le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (le MROS dans l’infâme jargon anglomane de ces Messieurs de Berne) [1]. Compte tenu de l’imposant dispositif mis en place depuis 1990 [2], le contraire eût été une information. Que le jeu (des montagnes de papier, une « bureaucratie privée » tentaculaire et des coûts gigantesques pour les intermédiaires financiers) en vaille la chandelle est certes réjouissant. Et d’autant plus rassurant pour la place financière que c’est elle, au travers de ses acteurs multiples et divers, qui fait le travail, assume les coûts et… assure le succès du dispositif (ainsi que, soit dit en passant, la sauvegarde de la réputation du pays) [3].

Le lien direct entre une œuvre législative et les résultats obtenus dans le terrain est – par définition – extrêmement difficile à établir. Les statistiques de criminalité, on le sait, ne mesurent pas l’étendue du crime mais l’activité de la police (raison pour laquelle les ministres de la police, s’ils veulent être réélus, ont intérêt à encourager leurs troupes à arrêter le moins de délinquants possible). En 2003, le MROS a recueilli 863 communications provenant d’intermédiaires financiers, le tout portant sur quelque 600 millions de francs [4]. C’est beaucoup, en tout cas beaucoup plus que par le passé, en termes de nombre de communications. C’est peu, si l’on sait que 53.4% des communications proviennent des « money-transmitters », qui, à l’instar de la Western Union de La Poste, transfèrent trois francs six sous à votre belle-sœur de Bogota, laquelle est notoirement au-dessus de tout soupçon. C’est encore peu si l’on songe aux 2.7 milliards bloqués en 2001, année des deux tours [5]. C’est beaucoup si l’on songe qu’en 2000, qui était pourtant l’« année Abacha », les montants bloqués ne dépassaient pas les 650 millions [6]. Mais ce qui est important, c’est qu’aux yeux du GAFI, le club international des pays qui daignent lutter contre le blanchiment, 90 à 95 % des enquêtes pénales pour blanchiment sont rendues possibles, au départ, par la déclaration d’une transaction suspecte [7]. C’est dire que sans l’engagement des intermédiaires financiers, il n’y aurait tout simplement pas de lutte contre le blanchiment. Et donc que le cri de victoire du MROS est entièrement imputable aux efforts de la place financière. C’est bon à savoir, et à proclamer.

Il n’en demeure pas moins que le dispositif helvétique, perfectionniste comme il se doit, est lourd et « bureaucratique ». Les guillemets sont de rigueur, car le législateur, une fois n’est pas coutume, n’a pas embrigadé une armée de fonctionnaires : il a délégué le sale boulot aux intermédiaires financiers eux-mêmes. C’est ce qu’on appelle l’autorégulation. Les intermédiaires financiers mettent eux-mêmes en œuvre les obligations de diligence [8]. A moins qu’ils ne dépendent d’une autorité de surveillance spécifique [9], ils ne sont pas obligatoirement surveillés par Berne (Autorité de contrôle en matière de lutte contre le blanchiment d’argent) mais peuvent se soumettre à l’un des douze organismes d’autorégulation qui se sont spontanément organisés. Le système, apparemment, est emprunt de libéralisme. Comment parvient-il à engendrer autant de tracasseries, de paperasse et d’imbécillités ?

Par un phénomène que l’on appelle usuellement « perfectionnisme helvétique », et qui relève en réalité davantage de la psychanalyse. Tel n’étant pas notre domaine de prédilection, nous recourrons à une métaphore mécanique et qualifierons la chose d’auto-allumage. De même que les moteurs, parfois, s’emballent spontanément, certains acteurs de la place financière ont tendance à en rajouter, à s’assujettir à des devoirs qui n’existent pas, à respecter et faire respecter des règles qui sortent tout droit de leur imagination. Florilège. La loi oblige les intermédiaires financiers à identifier leur cocontractant au moyen d’une pièce justificative [10]. Aux autorités de surveillance et organismes d’autorégulation de déterminer ce qu’est une « pièce justificative ». La plupart d’entre eux exigent un extrait du registre du commerce pour les personnes morales et une photocopie du passeport pour les personnes physiques [11]. En revanche, lorsqu’il s’agit d’identifier l’ayant droit économique, aucune pièce justificative n’est nécessaire, l’intermédiaire pouvant se borner à enregistrer la déclaration écrite de son cocontractant sur ce point. Pourquoi diantre se trouve-t-il donc des théories d’intermédiaires financiers courant le vaste monde pour photocopier le passeport de l’ayant droit économique que personne ne leur demande, si ce n’est leur sens local de la culpabilité ?

Les organismes d’autorégulation ne sont pas de reste. Avec la particularité que lorsqu’ils font de l’auto-allumage, ce dont les autres qui trinquent. Les intermédiaires financiers ont l’obligation de se doter d’une organisation propre à empêcher le blanchiment d’argent [12]. Les autorités de surveillance et organismes d’autorégulation prescrivent généralement que l’intermédiaire financier doit se doter à cette fin d’une directive interne. Il s’agit, en gros, de dire qui fait quoi au sein de l’entreprise. Assez souvent, soit dit au passage, les directives sont des modèles de verbeuse inutilité : plagiant les textes légaux et autres règlements des organismes d’autorégulation, ils répètent pour la énième fois qu’il faut photocopier le passeport du client : on le saura. Alors que ce qui devrait figurer dans ces directives, c’est le propre de l’entreprise, le processus décisionnel qu’elle entend appliquer chez elle : Qui décide de dénoncer un client quand le directeur est en vacances ? Qui décide en dernier ressort d’accepter les fonds de ce client ukrainien proche du ministère des travaux publics ? Bref. Or donc, voici qu’un organisme d’autorégulation décide soudain de s’assurer que ses membres n’ont pas omis de lui signaler d’éventuelles modifications apportées à leurs directives. Moyen simple : on écrit aux membres et on rappelle que tout changement doit être notifié à l’organisme d’autorégulation. Moyen presque aussi simple : on écrit aux membres et on demande à chacun de renvoyer une formule disant que la directive n’a pas été modifiée. Lequel de ces moyens notre organisme choisit-il ? Aucun ! Et nos génies de l’autorégulation au service des entreprises de demander à tous leurs membres de renvoyer sur-le-champ une photocopie de leur directive, datée et signée à chaque page ! C’est ce qui s’appelle la bureaucratie en roue libre, ou comment prendre les gens pour des imbéciles et des fraudeurs en puissance.

La plaie des intermédiaires financiers, ce sont les réviseurs chargés de contrôler l’application de la loi [13]. A nouveau, l’intention du législateur est pétrie de bon sens et de libéralisme : au lieu d’envoyer des fonctionnaires contrôler les intermédiaires financiers, mieux vaut prévoir que les instances chargées de faire appliquer la loi puissent mandater des sociétés de révision qui se chargeront du travail. Fort bien. Sauf quand les réviseurs en question en rajoutent, de peur sans doute de perdre leur accréditation. Un exemple, portant à nouveau sur l’obligation de diligence la plus simple, celle de l’identification du cocontractant. On a vu que l’intermédiaire financier identifie la personne physique au moyen de son passeport. Pour prouver qu’il a bien réalisé l’opération et respecter l’obligation de la documenter [14], l’intermédiaire financier photocopie le passeport et glisse la copie dans le dossier. Précision : le passeport doit être valable. C’est simple. En tout cas, cela devrait. Parce qu’il s’est trouvé des réviseurs pour décréter que le dossier devait toujours contenir la photocopie d’un passeport valable. Autrement dit, que l’intermédiaire financier devait noter la date d’expiration du document et photocopier en temps utile son successeur. Base légale ? Néant. Utilité ? Aucune. Pouvoir de nuisance ? Imaginez des centaines d’intermédiaires financiers notant des milliers de dates et photocopiant sans arrêt des milliers de documents d’identité, tout cela pour des nèfles ! Le plus cocasse, c’est qu’il s’est trouvé des sociétés de services informatiques pour vendre à des intermédiaires financiers crédules des programmes de gestion des dates d’expiration des passeports de leurs clients ! C’est la facette lucrative de l’auto-allumage, sans doute…

Faut-il classer dans la catégorie de l’auto-allumage le comportement du Parlement fédéral, qui, en 2003, a accepté en un temps absolument record une modification essentielle du Code pénal, dont peu d’acteurs ont mesuré, à ce jour, la portée pour les entreprises de ce pays ? Après les attentats de 2001, la Suisse décide de ratifier dare-dare (et coûte que coûte !) deux conventions de l’ONU contre le terrorisme [15]. Mais pour ce faire, il faut réviser le droit interne. L’introduction d’une norme pénale réprimant le financement du terrorisme ne provoquera guère de remous [16]. Mais les conventions onusiennes exigeaient que le droit national prévît la punissabilité de l’entreprise. En droit suisse, une révision de la partie générale du code pénal était en route depuis des années [17]. Elle devait entrer en vigueur en 2006. Trop lent ! Voilà que l’on sort la punissabilité de l’entreprise de ce train de révision et qu’on te la vote sur-le-champ [18]. Résultat : une norme pénale mal fichue, mal rédigée [19] et – c’est le plus grave – qui bouleverse sans qu’aucun débat sérieux n’ait eu lieu la conception traditionnelle du droit suisse, en vertu de laquelle seules les personnes physiques sont pénalement punissables [20]. Commenter le nouveau système excèderait le cadre de cette modeste contribution. Mais combien d’entreprises de ce pays savent-elles qu’elles s’exposent à payer une amende de 5 millions de francs, si le juge estime que les desseins criminels de tel employé félon ont été favorisés par une organisation inadéquate de l’entreprise ? Et cela même si l’employé en question a été identifié et puni ? [21] Combien d’organisations professionnelles et de spécialistes sont-ils prêts à conseiller utilement les entreprises à ce sujet ? Auto-allumage, ou du moins accélération débridée du législateur fédéral.

Nous terminerons notre tour d’horizon par une brève incursion dans le domaine du droit européen. Droit européen qui n’a pas toujours été à la pointe en matière de lutte contre le blanchiment [22]. Sans doute y a-t-il maintenant volonté de se rattraper. En matière internationale, font foi le GAFI et ses 40 recommandations, que le GAFI vient de réviser en 2003 avec l’active participation de la Suisse. Suisse dont la législation est si avancée en la matière qu’elle n’aura pratiquement rien à modifier pour respecter les recommandations révisées [23]. Et voici que la Commission européenne veut adapter la directive européenne en la matière pour l’adapter aux 40 recommandations, ce qui est fort bien. En allant au-delà du nécessaire, ce qui est plus ennuyeux. Une seule mesure retiendra notre attention. Au chapitre du champ d’application de la directive, les autorités européennes entendent assimiler à l’intermédiation financière toute transaction commerciale portant sur 15'000 euros au moins, s’il y a paiement en espèces [24]. Voilà qui ferait de tout commerçant de luxe, bijoutier, vendeur de voitures ou autre un intermédiaire financier : "Chère Madame, voudriez-vous m’indiquer en quelques mots l’arrière-plan économique de l’achat de cette montre et me décrire la manière dont vous vous êtes procuré les fonds ? ". Le Conseil fédéral, lors de l’adoption de la LBA, avait juré que seul le secteur financier serait touché [25]. Il ne reste plus qu’à espérer une union sacrée contre la monstruosité juridico-bureaucratique inventée par Bruxelles, en Europe d’abord, en Suisse ensuite. Pour Clémenceau, la guerre était affaire trop sérieuse pour être laissée aux militaires. A qui faudra-t-il confier la lutte contre le blanchiment pour qu’elle cesse d’être une usine à monstruosités ?

Olivier Jornot
avocat associé

Etude Alves de Suza Houman Collart
 



notes ...
 
[1] MROS (Money Laundering Reporting Office Switzerland), 6e rapport annuel 2003, page 7.

[2] 1990 : articles 305bis et 305ter CP ; 1994 : articles 59 alinéa 3, 260ter et 305ter alinéa 2 CP ; 1998 : Loi fédérale concernant la lutte contre le blanchiment d’argent dans le secteur financier (Loi sur le blanchiment d’argent, LBA), RS 955.0 ; 2000 : articles 322ter à 322octies CP ; 2002 : article 340bis CP ; 2003 : articles 100quater, 100quinquies et 260quinquies CP.

[3] Ajoutons que la démarche peut aussi revêtir une dimension morale. Il est vrai que se montrer complice, fût-ce passif, du crime organisé et autres carabistouilles financières petites et grandes, n’est pas le meilleur moyen de gagner la palme du martyre. Tel est du moins l’avis – personnel – de l’auteur.

[4] 616'266'457 francs, MROS, op. cit., page 10.

[5] 2'728'182'377 francs, MROS, 4e rapport annuel 2001, page 9.

[6] 655'654'826 francs, MROS, 3e rapport annuel 2000, page 10.

[7] Groupement d’action financière sur le blanchiment de capitaux, Rapport sur les typologies du blanchiment de capitaux 2001 – 2002, page 24.

[8] Articles 3 à 10 LBA : vérification de l’identité du cocontractant, identification de l’ayant droit économique, renouvellement de l’une et de l’autre, obligation particulière de clarification, obligation d’établir et de conserver des documents, obligation de prendre des mesures organisationnelles, et enfin obligation de communiquer et de bloquer les avoirs en cas de soupçon fondé de blanchiment.

[9] Commission fédérale des banques, Office fédéral des assurances privées et Commission fédérale des maisons de jeu.

[10] Article 3 alinéa 1 LBA.

[11] La nouvelle Ordonnance de l’Autorité de contrôle en matière de blanchiment d’argent concernant les obligations de diligence des intermédiaires qui lui sont directement soumis, du 10 octobre 2003, admet désormais, outre le passeport, « tout document délivré par une autorité suisse et muni d’une photographie », histoire d’admettre l’utilisation du sacro-saint permis de conduire. Les organismes d’autorégulation s’apprêtent apparemment à suivre.

[12] Article 8 LBA.

[13] Articles 18 al. 2 et 24 al. 1 lettre c LBA.

[14] Article 7 LBA.

[15] Convention internationale du 9 décembre 1999 pour la répression du financement du terrorisme et Convention internationale du 15 décembre 1997 pour la répression des attentats terroristes à l’explosif. A noter que l’urgence était si absolue que le Conseil fédéral a renoncé à la traditionnelle procédure de consultation, tout en demandant cependant l’avis de… l’ASB (FF 2002 5014).

[16] Article 260quinquies CP.

[17] Message concernant la modification du code pénal suisse (dispositions générales, entrée en vigueur et application du code pénal) et du code pénal militaire ainsi qu’une loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs, du 21 septembre 1998 (FF 1999 1787).

[18] Loi fédérale du 21 mars 2003 (Financement du terrorisme), RO 2003 3043, FF 2002 5014.

[19] Y a-t-il une nuance entre : « en raison du manque d’organisation de l’entreprise » (alinéa 1) et « ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisation raisonnables et nécessaires » (alinéa 2) ?

[20] Societas delinquere non potest.

[21] Du moins pour les infractions de l’article 100quater alinéa 2 (participation à une organisation criminelle, financement du terrorisme, blanchiment et corruption). Pour les autres, la punissabilité de l’entreprise est subsidiaire à celle de l’auteur de l’infraction : ce n’est que si l’auteur ne peut être identifié en raison d’un défaut d’organisation de l’entreprise que cette dernière répond pénalement.

[22] La directive européenne sur le blanchiment de capitaux n’a visé le secteur non bancaire que dès 1992, soit quatre ans après la LBA.

[23] MROS, 6e rapport annuel 2003, page 6.

[24] « La présente directive s’applique aux établissements et personnes suivantes :
(f) les autres personnes négociant des biens ou fournissant des services, lorsque le paiement est effectué en espèces pour un montant de 15’000 euros au moins, que la transaction soit effectuée en une fois ou sous la forme d’opérations fractionnées qui apparaissent liées » (Proposition de directive de Parlement européen et du Conseil relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux, y compris le financement du terrorisme, article 2).

[25] Message relatif à la loi fédérale concernant la lutte contre le blanchissage (sic) d’argent dans le domaine financier, du 17 juin 1996 (FF 1996 III 1057).



 

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