Pris en étau entre les lois suisses et françaises

par David Lutran et Alexandre de Senarclens, Avocats.

Longtemps, le banquier suisse ne s’est préoccupé que du respect des lois suisses. La simple évasion fiscale que pouvait commettre un client étranger en lui confiant de l’argent ne concernait pas la banque suisse et ses employés. Ceci reposait sur la noble idée que chaque citoyen est responsable de déclarer sa fortune ainsi que ses revenus à ses autorités fiscales et que les banques n’ont pas à prêter assistance au fisc, a fortiori si celui-ci est étranger.

Si cette conception a encore cours en Suisse, certains Etats étrangers tentent de poursuivre pénalement des banques ou des employés de banques suisses pour avoir sciemment accepté et géré de l’argent non fiscalisé. Cette problématique est connue pour les Etats-Unis et a été déjà largement discutée. Elle l’est moins pour la France. Pourtant, il apparaît que des juges d’instruction français tentent de mettre en cause pénalement des personnes physiques ou des institutions suisses pour des actes commis exclusivement sur le territoire de la Confédération.

Voyons ici ce qui peut être reproché en droit français aux banquiers suisses ayant eu à traiter ou traitant de la clientèle française non fiscalisée ainsi que la problématique du conflit de lois entre le droit suisse et le droit français en la matière. Le risque de poursuite pénale en France va dépendre évidemment de l’état de fait. Pour la clientèle française, le gestionnaire suisse a en général : géré les avoirs, reçu des ordres de transfert, remis des sommes d’argent et, peut-être, aidé le client à structurer son patrimoine.

Après avoir exhorté les contribuables français à régulariser leurs comptes non-déclarés à l’étranger via la circulaire Cazeneuve, le gouvernement français est résolu à mieux poursuivre et réprimer la « délinquance financière », ce dont témoigne la récente création d’un poste de Procureur financier chargé de superviser les affaires les plus sensibles en la matière.

Deux infractions revêtent dans ce cadre une importance particulière, à savoir la fraude fiscale et le blanchiment. La fraude fiscale, entendue comme la soustraction ou la tentative de soustraction frauduleuse d’impôts (à savoir y compris ce qui serait qualifié en droit suisse de simple « évasion fiscale »), peut impliquer le banquier, en tant que complice, dès lors que celui-ci fournit sciemment son aide ou son assistance en vue d’une telle dissimulation. La loi du 6 décembre 2013 faisant de la détention d’un compte à l’étranger une circonstance aggravante de la fraude, le banquier étranger qui a accepté d’ouvrir un compte pour l’un de ses clients français – en sachant que ce dernier souhaitait échapper à l’impôt – est susceptible d’être reconnu complice de fraude aggravée. A noter également que cette même loi crée un délit de fraude fiscale commise en bande organisée – motif d’aggravation de l’infraction – dès lors que sont démontrés le caractère prémédité du délit ainsi qu’une entente entre le contribuable français et son banquier en vue de la commission de celui-ci.

Le blanchiment, infraction consistant pour une personne tierce à faciliter la justification mensongère de l’origine de sommes soustraites à l’impôt ou encore à participer en toute connaissance de cause au placement, à la dissimulation ou à la conversion de telles sommes, est susceptible de concerner le banquier dès lors que celui-ci n’a pas averti les autorités compétentes alors même qu’il avait des raisons légitimes de soupçonner une fraude fiscale. Une autre hypothèse concernerait son refus de délivrer des informations couvertes par le secret bancaire dans le cadre d’une procédure pénale en cours.

La qualification de blanchiment aggravé pourrait également être retenue dans l’hypothèse où le banquier aurait utilisé les facilités procurées par son activité professionnelle pour la commission des faits délictueux.

Encourant une peine d’amende et/ou d’emprisonnement pour ces infractions, le banquier risque également une condamnation à des peines complémentaires, et notamment le prononcé d’une interdiction d’exercer. A noter que la durée de cette interdiction – qui peut même être définitive dans le cas du délit de blanchiment – a été augmentée par la loi précitée, sa durée maximale étant désormais de 15 ans.

Le juge français dispose d’un arsenal juridique relativement diversifié pour lui permettre de connaître de faits délictueux commis par des étrangers en dehors du territoire français, mais intéressant la France. Par exemple, la loi française s’applique à « tout crime ainsi qu’à tout délit puni d’emprisonnement commis par un français ou par un étranger hors du territoire de la République lorsque la victime est de nationalité française au moment de l’infraction » (article 113-7 du Code pénal) ou encore lorsque les faits en cause constituent « des crimes et délits qualifiés d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation », et « des éléments essentiels de son potentiel (…) économique » (articles 113-10 et 410-1 du même Code) , étant précisé que l’application de cette loi emporte compétence des tribunaux français.

Le banquier suisse ayant accepté d’ouvrir des comptes pour ses clients français court donc le risque d’être pris en étau entre les législations helvétique et française, en particulier d’être impliqué dans le cadre d’une procédure pénale en France, pour avoir permis la réalisation de l’une des infractions visées plus haut, quand bien même son comportement ne serait pas répréhensible en droit suisse. A l’inverse, et de manière tout aussi embarrassante, il pourrait se trouver en infraction avec le droit suisse pour avoir respecté la loi française.

Un tel cas de figure pourrait être illustré de la façon suivante : interrogé par les autorités françaises enquêtant sur un cas de fraude fiscale supposée, le banquier suisse qui répondrait aux autorités françaises en ignorant les dispositions suisses en matière de secret bancaire se verrait coupable de violation dudit secret en application de l’article 47 de la loi fédérale sur les banques protégeant le secret professionnel (délit passible d’une peine d’emprisonnement ou d’une amende). Inversement, s’il refusait de déférer aux demandes des autorités françaises, il pourrait être reconnu coupable de blanchiment de fraude fiscale par celles-ci (délit passible d’une peine maximum d’emprisonnement de 5 ans et d’une amende de 375.000 euros).

Il apparaît donc que le banquier suisse – désormais contraint de s’intéresser à la législation nationale de son client – se trouve aujourd’hui dans une situation génératrice d’une très grande insécurité juridique. Ledit banquier, s’il venait à être impliqué malgré lui dans une procédure pénale, se verrait ainsi obligé d’assurer sa défense en démontrant, par exemple, qu’il n’a pas sciemment commis les faits qui lui sont reprochés, avec cette circonstance que la connaissance de leur caractère illicite découle souvent, en France, de la qualité de professionnel du prévenu. Il ne faudrait donc pas, en poussant la logique à son paroxysme, que sa qualité de professionnel suisse de la banque ne crée une présomption de mauvaise foi à son détriment.

A noter enfin que le juge français ne pourra demander l’aide d’un homologue suisse pour instruire son dossier, dès lors que l’entraide pénale n’est accordée en Suisse que si les actes commis à l’étranger sont également poursuivis en vertu du droit suisse (principe de double incrimination), ce qui n’est pas le cas pour la simple évasion fiscale.

Ainsi, il apparaît qu’il y a un clair conflit de loi et de politique pénale entre deux pays voisins avec, d’un côté, la France qui est d’avis qu’un banquier doit s’assurer que l’argent qui lui est confié est bien fiscalisé et, de l’autre, la Suisse qui considère que seul le citoyen est responsable de déclarer ses revenus et sa fortune à ses autorités fiscales. Le monde change et la vision française semble être le nouveau paradigme. Pour éviter que la situation se s’envenime, il devient urgent de trouver un cadre politique et une solution entre Etats pour régler le passé.

Genève, le 4 février 2014

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